En 1938, à l’âge de 17 ans, la vie d’Ivo Livi bascule. Il monte sur scène et prend le pseudonyme d’Yves Montand, en souvenir de sa mère qui, pour l’appeler lorsqu’il jouait, plus jeune dans le rue, criait : Ivo monta ! Le 21 juin 1939, quelques mois après avoir commencé à chanter dans des petits galas de banlieue, Montand passe à l’Alcazar de Marseille et chante Dans les plaines du Far West. C’est un triomphe qui marque le début d’une ascension fulgurante que la guerre vient interrompre.
En août 1939, la seconde Guerre mondiale éclate, l’accord germano-soviétique est signé. Dans le monde entier, c’est la stupeur et l’angoisse. Giovanni est ébranlé dans ses convictions. Julien est mobilisé et fait prisonnier de guerre. Au printemps 1940 Montand entre comme manœuvre métallurgiste aux Chantiers de Provence pour trois mois, puis devient docker.
La carrière de Montand redémarre au printemps 1941 pour ne plus s’interrompre. Après une tournée régionale organisée par Berlingot, il retourne chanter à l’Alcazar de Marseille où il est « la révélation de l’année ». Audiffred devient son impresario. En Septembre, il passe à l’Odéon. En octobre, il se produit en vedette au Cinéma National de Marseille. A la fin de l’année, il est la vedette d’une revue intitulée Un soir de folie. Les salles sont bourrées. Les Français manquent de tout. Ils ont froid et faim, ils sont malheureux alors ils sortent s’amuser. Montand touche son rêve du bout des doigts : il fait sa première apparition au cinéma en tant que figurant dans La prière aux étoiles de Pagnol.
Au printemps 1942, Yves est enrôlé dans les Chantiers de Jeunesse. Marseille est occupée. Il est libéré à la fin de l’année. Le jeune homme auréolé de sa gloire tout fraîche, de nouveau libre, chante, joue au poker et séduit les femmes.
Quand j’étais aux Chantiers de jeunesse, j’ai été convoqué avec trois autres gars chez le commandant. Il tient une liste à la main et nous appelle les uns après les autres. Les trois ont des noms juifs. Moi, je suis le dernier : « Et toi tu t’appelles Levy ? – Non pas Levy, mais Livi. » Le commandant vérifie et corrige sa liste. Il me renvoie. Les trois autres sont embarqués. Plus personne ne les reverra. (…) J’ignorais qu’à deux voyelles près j’avais droit à un aller sans retour pour Auschwitz. Cette idée m’a poursuivi pendant des années.
Le 17 février 1944, fuyant les rafles pour le service du travail obligatoire (STO) en Allemagne, Montand débarque à Paris sans papiers. Audiffred lui a décroché un contrat à l’ABC. Il y triomphe, puis ce sera le Beaulieu, les Folies-Belleville et Bobino.
Au tout début du mois d’Août, juste avant la Libération de Paris, il est choisi pour être la vedette américaine d’Edith Piaf au Moulin Rouge, le plus prestigieux cabaret parisien et doit auditionner devant elle.
Entre Yves et Edith, l’amour est immédiat. Généreuse et dévorante, elle le guidera dans le choix de sa tenue de scène et demandera à Henri Contet, entre autres, de lui composer un nouveau répertoire notamment Gilet rayé et Ce Monsieur-là. Piaf, lui conseille d’insérer immédiatement Luna Park et Battling Joe, alors en préparation et lui écrit Elle a, La Grande Cité, Le fanatique de Jazz, Mais qu’est-ce que j’ai à tant l’aimer ?
J’ai vingt-trois ans. C’est mon premier amour vrai. Edith est quelqu’un qui te fait croire que tu es Dieu, que tu es irremplaçable.(…) La chanson, la musique sont constamment là. Je découvre un monde que j’ignorais, un monde cultivé : Cocteau, Michel Simon, Paul Meurisse…
Le 5 octobre 1945, il se produit pour la première fois en vedette au théâtre de l’Étoile à Paris. Le succès est tel que le 30 novembre, au terme de sept semaines au cours desquelles, chaque soir, le théâtre de l’Etoile est bondé, il déménage et poursuit son récital à l’Alhambra. Son succès creuse une faille entre Edith et lui…
Professionnellement, je dois beaucoup à Edith Piaf. Mais elle ne m’a pas « fait ». Elle ne m’a pas créé. Elle m’a aidé – merci, Edith – et surtout elle m’a aimé, elle m’a épaulé et m’a blessé, avec tant de sincérité, tant de rires et de grâce qu’il m’a fallu plusieurs années pour guérir.
Au moment précis de cette déchirure, Montand et Piaf sont à nouveau sur une affiche. Mais, cette fois, une affiche de cinéma. Etoile sans lumière sort le 3 avril 1946 dans lequel on le juge « sympathique ». Cette même année Montand est choisi par Marcel Carné et Jacques Prévert pour remplacer Jean Gabin dans Les Portes de la nuit, avec Nathalie Nattier, Serge Reggiani et Pierre Brasseur. Il remplace Jean Gabin, elle, Marlène Dietrich.
A sa sortie, le 4 décembre, le film est considéré comme un désastre. Les spécialistes arborent une moue sceptique ou assassine. Les spectateurs, eux sifflent carrément. Henri Jeanson résume à lui seul ce que pense l’ensemble de la presse, en parlant dans Cinémonde de « la plus grosse déception de l’année ».
Le film a fait un bide, un vrai. Et Prévert m’a simplement dit : « Ne vous inquiétez pas, on a fait un bon truc. » En un sens, il avait raison, c’est devenu une sorte de classique. Avec Gabin et Marlène (Dietrich), ç’aurait été un chef-d’œuvre. L’attente était trop forte, le budget était énorme, le lancement avait coûté une fortune. Et je me revois, en smoking, le soir de la première, face à Edith qui m’a quitté et qui me sourit. Un coup pareil, je n’en ai pas connu d’autre dans ma vie.
En 1947, Jacques Prévert écrit pour Montand et bouscule son répertoire. Il lui présente Francis Lemarque, qui donnera à Montand quelques unes de ses plus belles chansons. Et puis, il lui présente Henri Crolla, le plus formidable guitariste qui soit, avec Django Reinhardt, dont il est l’égal. Au mois de mai, Bob Castella devient son pianiste et ami. Il l’accompagnera tout au long de sa carrière.
C’est à cette époque, pendant que je retrouve la pêche, que se forme mon équipe, ma bande. (…) Mes musiciens viennent du jazz. Rostaing, excellent arrangeur, est un des plus grands clarinettistes. Paraboschi, le batteur, en a sué des Battling Joe ! Soudieux, à la contrebasse, est lui aussi un grand, il a des cals terribles. Et puis il y a Crolla qui joue, compose, improvise. Ca y est, j’ai « mon » son, le swing.
Ce que j’essaie de faire, à côté des chansons franchement populaires ou des chansons-sketches, c’est de réunir des beaux textes poétiques, par exemples Les Saltimbanques d’Apollinaire, et des musiques bien rondes.